Là où les anges égarés se fêlent…

Masterclass avec Rémy Mathieu

Le plus clair de mon temps, je le passe à l’obscurcir, parce que la lumière me gêne

L’Écume des jours
Boris Vian

Dans un dédale minéral, sans possible de ciel autre que celui de la grande noirceur d’une nuit brutale, froide et austère, sans perspectives claires parce que systématiquement contrariées, émerge pourtant d’une bien sombre intranquillité une forme de beauté silencieuse et sereine.

Ne pas se tromper, à l’instar des phalènes, ce qui importe ici, ce ne sont pas les lumières séduisantes et cinématographiques de la nuit, déjà mille fois vues par ailleurs, mais bien ses couleurs poudrées et délicates émergeant du sordide de lieux inhumains portant la grande violence et les griffures des activités diurnes.

Si écrire c’est réécrire un monde qui ne nous convient pas, alors je n’y parviens pas. Je ne peux que tenter de dévoiler par un cadrage instinctif ce que je perçois de poésie de ce monde nocturne. Monde que tout un chacun cherchera à fuir, préférant la lumière grise du jour qui banalise, affadit, aplatit et consensualise.

Masterclass – Notes d’intentions

Les prises de vue de cette série de photos nocturnes ont été réalisées essentiellement dans le quartier de Perrache, aux abords immédiats de sa gare et sous ses voûtes dans cet enchevêtrement de béton sur l’année 2016 et 2017, en hiver pour la grande majorité.
Le site de Perrache est implanté dans le deuxième arrondissement de Lyon et s’inscrit dans le quartier Sainte-Blandine. Surtout connu pour sa gare, mais aussi ses anciennes prisons, il est considéré comme un verrou urbain.
Je désire ouvrir cette série à d’autres lieux présentant des caractéristiques analogues comme la gare Jean Macé et ses abords. Mais à vrai dire le lieu géographique à proprement parler n’importe que très peu et est plus un prétexte pour la traduction en image d’un ressenti.

La question que je me suis posée était la suivante : comment rendre compte, au plus juste, de toutes mes sensations, parfois équivoques, lorsqu’il m’arrive de traverser ce type de lieux ?

Les réponses formelles utilisées pour donner sens à mes impressions sont d’abord objectivement négatives et seront exprimées par :
– L’absence complète d’êtres humains alors même que les passages décrits en portent les traces ;
– L’enfermement ressenti par l’absence de lignes de fuites claires et par un ciel obscur, noir. Pas ou peu de frontalité directe ;
– La minéralité des lieux sans qualité plastique évidente qui évoque des espaces dans lesquels l’être humain ne semble pas avoir sa place ;
– Les points lumineux proviennent d’éclairages publics dont les sources, à peine suffisantes, n’éclairent qu’avec difficulté leur environnement le rendant ipso facto inquiétant ;
– Un vignettage important ferme systématiquement toutes les images de la série.

Cependant une autre impression, de calme contemplatif, se dévoile à la lecture de la série :
– Les scènes sont très épurées et permettent une circulation apaisée du regard, en contradiction avec l’aspect inquiétant qu’elles suscitent de prime abord ;
– Bien que la série soit monochromatique, les couleurs ont leur place de façon très subtile donnant ainsi une richesse visuelle à la nuit ;
– La composition très équilibrée prend en compte le jeu de lignes, de masses et permet l’impression de calme résolument recherchée au sein de ces photos ;
– La distance au sujet permet aussi de ne pas se sentir enfermé plus que de raison par cet environnement pourtant potentiellement claustrophobique ;
– La grande majorité des photos est réalisée à hauteur d’hommes, selon les règles définies par les Observatoires photographiques du paysage.

Les moyens techniques mis en place :
– La couleur a été choisie dès le début de la conception bien que, pour un travail de nuit, le noir et blanc soit généralement admis comme étant propre à renforcer le jeu des lignes et de masses de la composition (§ Brassaï, Josef Sudek, Robert Adams ou Michael Kenna). Néanmoins, la monochromie permet aussi de s’approcher des qualités du noir et blanc et de valoriser cet aspect graphique.
Le post-traitement a permis de travailler les couleurs dans toutes leurs subtilités sans verser pour autant dans un pur objet cinématographique comme l’on peut le voir d’habitude sur ce type d’ouvrages portant sur la nuit.
– L’emploi d’un reflex réglé pour les basses lumières a permis une réalisation sans pied, donc rapidement et avec une très grande liberté de mouvements lors de mes errances.
– L’utilisation d’un casque audio m’a permis de m’isoler du monde extérieur et de me concentrer sur mes impressions, mes ressentis seuls.
– Dans la grande majorité des photos, la netteté est importante. En général, peu de flou sont générés par cette méthode de travail, mais, lorsqu’il est présent, il n’est pas gênant et sert même le propos initial en suscitant des accélérations de rythme dans le fil narratif.

Une grande majorité des images a été prise d’instinct au format portrait conférant équilibre, force et dynamisme tout en renforçant l’impression de proximité d’avec les lieux. En ce sens, le sol prend alors une place particulière et permet par les plaques d’égout, les rails, les trottoirs et mille autres petits détails de rentrer dans l’image, de s’y immerger.
Les images au format paysage ont un rapport encore plus direct à la contemplation.
Les points forts de ces photos sont de plusieurs ordres :
– Les lumières qui, lors de la lecture de l’ensemble des photos, deviennent un fil d’Ariane dans ce dédale où l’on pourrait très bien croiser un Minotaure moderne ;
– Les perspectives fuyantes systématiquement contrariées renforcent l’impression de labyrinthe ;
– Les couleurs délicates qui invitent à la contemplation, à l’onirisme.

Les lumières ne sont qu’artificielles, absolument pas naturelles rendant les lieux décrits encore plus inhumains. D’autant que le ciel est absolument noir, sans échappée possible.
L’absence de cadrages frontaux dans cet ensemble permet de s’écarter d’un certain maniérisme à la Bescher, de l’école de Düsseldorf, mais aussi de trop intellectualiser au moment de la prise de vue afin de laisser libre cours au ressenti direct. En ce sens, j’ai plus d’affinité avec David Lynch quant à la méthode de travail.
Le point de vue à hauteur d’homme est le seul élément d’humanité commun à toute cette série.

La tension picturale qui résulte de cette subjectivité et le ressenti d’un lieu me permet d’élaborer ensuite un travail de pure narration littéraire où les mots seraient alors des images et ainsi de créer une série qui s’attache plus à raconter une histoire que de documenter, avec toute la précision requise, un lieu clairement identifié et cartographié. En cela, mes références littéraires, cinématographiques, musicales, picturales me sont nourricières pour pouvoir proposer à mon tour mon propre récit présenté sous la forme de livret ou pour une exposition.